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Sleep No More

Sleep No More est un titre emprunté, proposé par le réalisateur Don Siegel mais abandonné pour des raisons commerciales par les producteurs du film de science-fiction intitulé Invasion of the Body Snatchers (1956). Ce film est une méta-matière pour l’exposition [1], permettant d’extraire et d’articuler différentes notions incarnées dans les œuvres, leur système de production ou encore dans les narrations sous-jacentes qui infusent l’espace d’exposition.

Sleep No More et la paranoïa s’installe.

N’avons-nous pas déjà basculé dans un revers du monde, où une nouvelle temporalité semble s’être engouffrée? Un espace à double fond, où le lisse et la norme sont retournés eux-mêmes, où les fonctions s’annulent dans les formes, séduites par la fiction dont s’imprègne le réel.

Sleep
Sleep More
Sleep No More
Double Bind.

Sleep No More invoque le sommeil sous le prisme d’une injonction paradoxale et revêt ici une logique de persistance, à rebours du soin qu’il procure. Menace, conseil ou berceuse. Il s’agit d’embrasser cette ambivalence dont l’inertie réparatrice semble avoir échoué. Ne dormez pas, ne dormez plus. S’il était le dernier rempart contre la machine capitaliste, celle-ci l’a absorbé en un temps d’exploitation de la pensée et de l’inconscient. Capitaliser ce temps du corps à l’arrêt reviendrait à lui imposer de « s’aligner sur l’existence des choses inanimées, inertes ou intemporelles »[2], dissimulant toutes empreintes émotionnelles, tout en inhalant, inlassablement, les vapeurs du monde éveillé. D’autres phases du sommeil se rapprocheraient plus de la résistance que de l’adaptation. Dormir plus devient une forme de lutte passive. Dormir moins revient à se réapproprier un temps dérobé.

La nuit suscite une autre attitude: celle de la veille. Un partage du sommeil fonctionnant comme un contrat social tacite et politique depuis les premières nuits. Des corps invisibilisés restent éveillés afin que les autres soient protégés, se reposent ou s’évadent. Quant à l’œil mécanique, installé dans les machines institutionnelles, ce dernier est programmé pour contrôler. Un état de veille nous incite pourtant à garder l’œil ouvert pour résister à l’assoupissement des masses face aux idéologies normatives et systémiques qui infiltrent les esprits de manière diffuse. Un sleep-mode latent.

Mais qui dort encore, qui veille et qui s’anime?

(ongoing night lights series) est une série de veilleuses autonomes et discrètes que Camille Brée et ses ami.e.s produisent, sollicitant une attention particulière. Si certaines apparaissent comme des excroissances dégoulinantes qui manquent de s’échapper, d’autres matérialisent une présence affective et rassurante dans les interstices qui les accueillent. Ensemble, elles produisent une œuvre ouverte, contrebalançant la notion d’auteur et dont la fonction n’est plus uniquement d’éclairer mais de ponctuer l’espace de micro-narrations collectives et amicales. Les sculptures de Kim Farkas sont plus silencieuses et solitaires. Un assemblage d’objets standardisés semble troublé par une enveloppe colorée qui recouvre ces coquilles vides. Cette matière transparente à la fois visqueuse, brillante, presque sensuelle, masque les faux-semblants et suggère des fictions indiscernables. L’aspect organique de cette étrange peau se voit remplacé par une matière à la lueur industrielle dans l’œuvre 17-12 (L’eau était noire plutôt que perse). Si ce vocabulaire pictural nous permettait d’évoquer la physicalité de la peinture, une présence sculpturale induit une strate de confusion, opacifiant l’origine même de la fabrication de cette œuvre. Cette incertitude formelle se retrouve dans les sculptures de Christophe Lemaitre et Kim Farkas, qui regorgent, malgré le caractère hermétique de leur ossature technologique, d’une valeur sensible et poétique. Horloges éveillées, travailleuses autonomes, elles observent, analysent et anticipent le basculement des mouvements diurnes de la Terre. Les nuances d’informations lumineuses s’introduisent dans ces sculptures, connectées à leur environnement d’accueil.

Si le corps semble disparaître, la main de Laura Gozlan le réinjecte et travaille la matière de l’épiderme comme texture non figurée ou, peut-être, déjà défigurée. Cette manifestation viscérale devient l’enveloppe charnelle d’un écran qui se substitue à l’âme, pour hanter la sculpture de paroles horrifiques et happer son audience sur un ton passif-agressif. Dans les tubes dispersés, Inner Chains, un fluide indistinct d’objets-déchets paraît circuler ou flotter. La main est encore venue distordre et figer cette matière diaphane en une chair nouvelle. Si bien que l’on ne sait plus si nous avons affaire à une vie d’un nouveau genre ou à sa réminiscence. Renouvelant la méta-matière filmique, source de l’exposition, Christophe Lemaitre propose un essai visuel, abîmant et superposant deux films. Il retire à la main les images clés dans les fichiers, créant ainsi un chaînon manquant. Ce geste provoque la contamination des images entre elles, contraintes de produire une nouvelle texture en creux. Dans les looks de Pierre Paulin, reproductions monochromes de sa garde robe, le texte s’infiltre dans les mailles du tissu produisant des ensembles de vêtements, habités non plus de corps mais de paroles écrites. Œuvres absentes. Nos voix incarnent leur présence et habillent l’espace de ces textes, cachés dans le revers d’une manche ou de la page d’un livre. Dimanche 22 novembre 2020, nous serons l’écho d’une voix et la brume de nos souffles sera imprégnée des mots de “L’aube dans la nuit”[3].

Sleep No More, exposition insomniaque, serait à envisager comme un appareil social et sensible, permettant de transgresser un état du monde dans lequel les esprits semblent anesthésiés ou amnésiques, les corps dénués de leurs émotions, subtilisés par la vacuité technologique. Les œuvres donnent de manière intrinsèque corps à des présences nébuleuses, dotées d’affects, de gestes évocateurs, de doutes inhérents. Cette profondeur qu’elles matérialisent permet de retrouver une chaleur, une substance poétique à saisir, restée hors champ ou dans le repli des formes.

  1. À la manière d’une ambiance, un film est venu se répandre à tous les niveaux de l’exposition, à chaque couche de sa conception. Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel,1956) est devenu la méta-matière de cette exposition… Les personnages, habitant la ville fictionnelle de Santa Mira en Californie, sont dupliqués la nuit pour se réveiller à l’identique, les souvenirs intacts mais les émotions et sentiments absents, la lueur du regard évaporée. Pour les protagonistes, il s’agit de rester éveillé, résister à la tentation du conformisme, rester original. Le monstre, s’il est extraterrestre, a le visage humain, celui de l’autre que l’on ne reconnaît plus. La paranoïa se joue sur des plans serrés et devient celle du quotidien. La dissemblance est possible par le doute, l’intuition, le regard de l’autre. Une histoire de double qui connaît plusieurs remakes: en 1978 par Philip Kaufman et en 1993 par Abel Ferrara. Source inépuisable, la duplication du sujet se veut infinie.

  2. Jonathan Crary, 24/7 Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, éditions La Découverte, 2016, p.19

  3. Pierre Paulin, L’aube dans la nuit, in “L”, 2019