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Des chats qui pleurent sur une surface apparemment brillante

Quelque soit la langue qui les prononce, répéter un mot ou une phrase comme une matière à malaxer finit par captiver et déconcerter dans le même mouvement. Si l’on s’amuse à tordre ces mots éparpillés ou ces phrases a la syntaxe cohérente, leur sens s’estompe pour devenir autre chose, au profit d’une visualisation sans suite apparente. Après avoir vu le travail de Louis Gary dans des contextes d’exposition ou au cours de visites d’ateliers, plusieurs fois m’est revenu en tête l’énigme posée par Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles: « Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau? » (1). Comme si à chaque fois, devant la syntaxe de son travail se superposent des couches - de matières et d’imagination - me permettant de saisir un bout de l’énigme mais dont le sens continuerait de m’échapper. Il y a dans le travail de Louis Gary, une modélisation d’expériences qui semblent dépareillées, mais se révèlent déambulatoire à travers le langage étourdi, les souvenirs, les désirs, les doutes aussi.

Commençons par la fin. Les titres des expositions de Louis Gary tels que Et le cœur devient un flacon de parfum (2), You wanted it darker (3), Mathilde & Mylène (4), ou encore Magic Saliva (5) pourraient chacun renvoyer à un poème, un tube des années 90 ou un film oublié d’Eric Rohmer (6). Si l’on revient à Lewis Carroll, Magic Saliva aurait très bien pu être une inscription manuscrite sur l’étiquette d’une fiole pour que le personnage d’Alice retrouve sa taille initiale, change de nouveau d’échelle ou encore s’éclipse du monde des adultes. Ces pistes sont alors évidemment à saisir comme relevant d’un champ de références personnelles. Commencer par les titres ne marque pas une volonté de maintenir le travail de Louis Gary dans une abstraction mais au contraire, ils rendent compte de ce que sa pratique toute entière projette à la fois du concret et renferme sous des courtes fictions autant humoristiques ou psychodramatiques que l’on se fabrique sans jamais poser un sens (unique).

Les sculptures, les photographies et les bas reliefs tiennent dans la pratique de Louis Gary, un espace autonome, tant dans leur manière d’être pensés, formes, que dans leur exposition. Envisagés comme des médiums passant d’une fabrication à une autre, le travail de Louis Gary est en cela glissant. Il serait tentant d’ajouter quelques qualificatifs à sa pratique tels que absurde, enfantin, improbable, etc…mais cela ne ferait que poursuivre une suspension de sens là où le langage volontairement fuyant évite tout discours, évacuant des intentions formelles tout désir d’interroger ou de conceptualiser. Pensez à effleurer un début de réponse ou créer une histoire entre les pièces et vous vous apercevrez rapidement que le corps des personnages a disparu, que les perspectives n’existent pas, et que les objets sont ce qu’ils sont et peut-être déjà autre chose. Comme si quelque part, chacune des pièces avait sa propre logique suspendue à sa surface dans laquelle les couleurs pétrissent les formes.

Dans les premières sculptures de Louis Gary, les objets d’apparence banals ont en somme une banalité relative qui serait plus déterminée par la nature des matériaux - principalement du bois – que leur aspect. La forme de ces sculptures est à propos de son objet, et peut être proche d’un mobilier littéralement transcendé par des fruits, tandis que certaines ont une fonction qui reste à déterminer ou a laisser indeterminee; on y rencontre aussi des embarcations flottantes ou roulantes, d’autres plus statiques a la manière de modules posés au sol ou accrochés. Je regarde des petits clips videos de certaines de ces sculptures filmées en action qui ont quitté le contexte d’exposition pour un cadre extérieur que je suppose non loin de l’atelier. Elles sont devenues l’archive d’une pratique sculpturale.

Au fil du temps la fabrication a simplifié leur forme, et les sculptures ont gagné en picturalité par leur recouvrement en peinture laquée et participent à des situations plus bavardes. Cette fois les sculptures prennent la forme de l’objet qu’elles habillent tout en passant pour un leurre. Certaines semblent plus jouer une scénette, et prennent part à un jeu en même temps qu’elles l’initient. Le récit de ses sculptures se rapproche d’un pêle-mêle de sentiments, une spéculation certaine, presque délimitée par la couleur. Plus en volume, elles participent autant d’une comédie infinie qu’elles semblent chacune à leur tour rejouer la devinette posée à Alice.

En 2018 à Wellington en Nouvelle-Zélande, il est dit que Louis Gary revient à la photographie; il sort de son rangement une chambre de presse. Apercues rapidement ces photographies seraient l’inverse des sculptures en noir et blanc uniquement. Elles ont pourtant tout à voir avec le quotidien précédemment énoncé. Au moment où vous pensez tomber sur un album photo de famille (là aussi un leurre), on suit un mariage, des enfants sur la table, des femmes au volant ou encore des gens qui racontent leurs rêves dont les poses sont saisies comme une attitude plutôt qu’une mise en scène. Le sujet est en cela rapidement évacué au profit du médium et des objets qui entourent Louis Gary. Les compositions tiennent comme les sculptures, par un degré d’étrangeté ou disons d’insolite. Le montage de ces photographies et leur plasticité répondent au fétichisme propre à chacun des contextes soit de l’exposition, soit de la publication (Ici, Bonjour Alan) tout en préférant toujours écarter une présentation iconique. Le langage photographique est avant tout chez Louis Gary une question de fictions quotidiennes et affectives auxquelles la trame aurait été dérobée.

Dans ses bas-reliefs, Louis Gary sculpte des formes faites de polystyrène et de plâtre qui revêtent des couleurs à la manière d’un coloriage et dont les gestes et les techniques sont celles des peintres en batiment, des facadiers ou encore des décorateurs de cinéma. Les couches de laque recouvrent et lient les formes, les lissent et les enrobent. Ces bas-reliefs sont pour Louis Gary des tableaux délestés du rapport à la peinture, comme si les formes avaient fini par absorber la fenêtre pour ne garder que les objets: « c’est plutôt les choses qui viennent nous voir et qui sont là ». (7). On y rencontre des portraits tout sourire, des plans rapprochés, des lynx en larmes et des situations ou les échelles s’agrandissent ou rapetissent adhérant à une distance aux choses. Le monde imaginaire présent à la surface bombée de ces tableaux est tout proche de nous, rempli de doutes et de maladresses tendres, de flirts et de rires dont l’ordre de distribution semble coupé à toute logique. Tout ou presque caractérise l’image d’un moment d’embarras ou d’une bêtise soigneusement modelé laissant place à une sorte de storyboard dont on n’aurait pas toutes les cases. Dans cette équivoque, le côté concret reste mystérieux, les associations de l’esprit y sont déroutantes avec pourtant une ressemblance toute familière échappée de l’ordinaire.

Si les pièces de Louis Gary se teintent de couleurs qui s’incrustent dans la rétine, il faut envisager cette brillance apparente, comme un vernis, un épiderme sous lequel tout un pan du réel s’est engouffré et auquel il donne une tactilité. Les situations, les figures et les objets ont quelque chose de plus gros que les mots et apparaissent à leur surface comme la preuve d’une intériorité que l’on n’aurait pas totalement réussie à maquiller. Les amitiés et l’intimité de Louis Gary s’y faufilent mais aussi glissent à la surface afin de garder une distance nécessaire pour nous y laisser entrer. Son travail se fabrique à partir d’une appréhension des gestes et des attentions inexprimables qui remplissent l’expérience, comme pour agrandir ce qui dans les faits ne prend pas de place. Partout les formes y sont affectives et tentent de fonctionner, leur souplesse presque comme un lieu commun tient dans un équilibre dépourvu de tout but. Ainsi, comme l’énigme posée à Alice, il existe un sens déboussolé a l’enchaînement des formes et de leurs changements.

(1) Lewis Carrol, Alice au pays des merveilles, Bibliothèque lattès. p163

(2) «Et le cœur devient un flacon de parfum», exposition au POCTB, Orléans, 13 janvier – 13 février 2022.

(3) «You wanted it darker», exposition à Glassbox, Paris, 28 mai – 13 juin 2020

(4) «Mathilde & Mylène», exposition à l’Aha, Paris, 9 mai - 29 juin, 2019

(5) «Magic Saliva», exposition au Project Space, Semiose Galerie, Paris, 31 août – 15 septembre 2019

(6) Clin d’œil au texte écrit par Éva Prouteau pour l’exposition «Mathilde & Mylène» à l’Ahah, Paris du 9 mai au 29 juin 2019.

(7) Propos de l’artiste à propos des objets pour l’exposition «Et le cœur devient un flacon de parfum» au POCTB, Orléans du 13 janvier au 13 février 2022.