×

Salon

Salon

Three possibilities 

Il existe un paradoxe tel que avant d’être une living room, la pièce principale de la maison était digne d’un musée, aux objets et mobilier préférés pour leur esthétique plus que leur fonctionnalité. 

Par « Avant », cela invite à procéder à un retour en arrière où l’on ne parle pas de living room et autre sitting room mais de salon. Aristocratique au XIXe siècle, il incarne l’intérieur qui s’ouvre sur l’extérieur, toujours tiré à quatre épingles, dans l’attente, prêt à accueillir et recevoir la démonstration du théâtre de la vie, sociale plus qu’intime. Le mobilier produit encore unique et couteux, domine l’espace de sa qualité esthétique et engendre lors de la révolution industrielle, une appropriation des codes du salon aristocratique avec l’émergence de la classe bourgeoise/ bourgeoisie, de la notion de confort et du développement d’une production de masse de biens similaires, moins couteux. Dans ces très brefs sauts historiques, les choix esthétiques n’ont rien d’anodins, si ils évoluent dans le temps, ils  codifient richesse, pouvoir et gout du propriétaire des lieux. Tout y est à sa place, muséifié, selon une hiérarchie subjective, rarement sinon jamais déplacé. Le salon s’organise comme une mise en scène méticuleuse de l’espace domestique et se rapprocherait de ce que l’on nomme un display d’exposition dont le propriétaire en est le commissaire.

Dans ses peintures, Merve Denizci construit l’espace du salon et de ses perspectives multiples où la chaleur humaine s’est absentée.  Ses propositions picturales engagent l’impossible fonctionnalité du mobilier, toujours parasité par l’esthétique versant dans sa propre absurdité. Merve travaille à partir d’observations tirées des salons de la classe moyenne turque, et perçoit une forte empreinte de l’occidentalisation jusque dans les années 1960-80, où les meubles issus de la production de masse  ont continué d’être traités  à l’égal de pièces muséales dans l’espace domestique, presque comme un cabinet, vitrine grandeur nature du foyer. 

Dans chacune des séries de peintures et dessins on retrouve l’apparat d’un salon où le mobilier se tient à l’écart de la vie quotidienne, comme écran à celle-ci. Cela commence avec « Three possibilities of a painting » où trois toiles s’articulent sous la forme d’un paravent, dépossédé de sa qualité d’obstruction et de dissimulation, dépassé par  sa valeur décorative. L’œuvre annonce la mise en abime à suivre. 

Pour cette exposition, l’espace pictural s’installe à l’intérieur du salon rejoué comme un dispositif  d’exposition où s’opère une confusion des plans dont le seul motif est incarné par le salon lui même. L’espace d’exposition, non habité, investie la représentation de l’intérieur domestique idéal, codifié, muséifié. On s’imagine alors prendre place temporairement dans un environnement aux allures de permanences, s’installer dans l’écrin d’un salon dépeuplé qui brouille l’espace domestique et expositionnel. Cette mise en scène peut s’envisager comme un tout indivisible, où chaque élément disposé participe d’une représentation de l’accumulation tout aussi matérielle et esthétique que symbolique. La juxtaposition orchestrée laisse volontiers trainer des indices subtilement agencés dans une disposition frontale entretenant l’ambigüité d’un salon dont le décor serait sorti de la peinture.

Dans ses œuvres et dans les éléments d’installations déployés dans l’exposition, les espaces circulent de la toile à l’environnement. Merve établie temporairement la permanence d’un agencement éternel de l’intérieur. J’y vois pour ma part, un lieu de vie traversé, un espace de transition, point de mire et de rencontre entre la vie publique et la vie privée, ou plutôt un espace privée auquel on accorde une vie publique. Mais si le salon a des attributs d’espace d’exposition, de décor, et que l’exposition investie ces données du salon, il faut peut être y déceler une troisième possibilité, un espace entre les deux où se situe le travail de Merve  lorsqu’elle investie l’autorité du mobilier en tant qu’objet,  inséré dans un processus historique plus large, une overview de l’histoire du mobilier, du salon comme outil esthétique. 

Finalement, il revient au regardeur d’expérimenter l’espace pictural, de l’habiter autant que l’espace d’exposition. Laisser au regardeur le soin de passer le seuil de la porte, de déambuler dans un salon imaginaire, impossible, troublant, construit en parallèle de la peinture, comme un dispositif, un lieu de sociabilité, de démonstration. Une interrelation entre l’espace représenté et l’espace mis en scène finit par se créer, où l’unité à la fois picturale et spatiale agit comme un tout où les objets fonctionnent dans leur esthétique.  

Fiona Vilmer 

Salon