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"Les yeux dans le beurre"

« Les yeux dans le beurre » (1).

Cette citation de l’auteur américain David Foster Wallace a volontairement été ôtée à sa narration. Ne garder que l’image de l’expression. Cela commence ainsi sur un regard qui glisse, se fatigue dans le terrain vague de l’espace nocturne dont les projections apparaissent plus nébuleuses que paranoïaques. Certaines images se rebattent comme des cartes. Les autres s’échappent du filet pour s’absenter au réveil.

Il se profile alors doucement chez Raphael Sitbon une fantasmagorie enveloppant les formes domestiques. On s’imagine tout un tas de références comme perceptions mentales qui conversent. Elles sont absorbées, comme digérées par un ventre - peut-être même celui du capitalisme –, symptôme du postmodernisme qui a déjà laissé tomber la quête de sens. Par éclatement tout se rapproche. L’imagination s’amuse du reconnaissable en empruntant au quotidien, à la littérature au cinéma, aux relations sociales et à leurs moments glanés. Leur contexte pourtant éloigné donne lieu à des rapprochements formels, et leur dissolution à des éléments sculpturaux.

Les formes de Raphael Sitbon ont l’ivresse de la reformulation. Son travail de sculpture évoque un mobilier enfiévré  tandis que les lignes de leur dessin trace une silhouette élastique, réversible. Les étapes de découpe, de moulage, d’impression, de ponçage et de peinture investissent une métamorphose de ces contours. De l’objet il ne restera que l’affect. Les combinaisons et fragmentations se superposent ou plutôt dialoguent comme des inserts et articulent leur propre mystique. Il s’agirait pourtant moins de tomber dans l’indiscernable que d’apprivoiser un design qui dysfonctionne, comme à Vermilion Sands, où les maisons « psychotropiques » de J.G. Ballard (2) ne cessent de se déformer au rythme des affects et des humeurs de ses occupants. L’architecture et les pièces ont donc une mémoire des formes de la psychologie des habitants précédents qui se sont succédé. Il y a là dans ces changements d’échelles et de distorsions visuelles une déréalisation des motifs familiers dont les minutieux bricolages laisseraient place à des interrogations sur les mécanismes de ce qui nous entoure et de leur indéfinition. Plus énigmatique que déterminé. Le jeu de force se situe entre écrasement et reformulation. Les temporalités d’ateliers pour Raphael Sitbon promettent un dénouement possible, un basculement d’échelle, on comprend que réinjecter du sens passe par une réduction, une maquette avec laquelle une distance devient possible. Dans ces objets que l’on charge d’affect, dans ces recoins psychiques, suinte des fictions de l’inanimé qui s’échappent et infusent les formes. Les vertiges sensibles apparaissent comme autant de portes, de fenêtres et d’escaliers miniatures menant à la matière molle de l’imagination.

Fiona Vilmer

(1) D.F. Wallace, L’infinie comédie, Éditions de l’Olivier, 2015, p69-70.

(2) J.G Ballard, « Les milles rêves de Stellavista », Vermilion Sands ou le paysage intérieur, Éditions Opta, 1975, p.29-55.

Photo : Constantin Kyriakopoulos