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L’exposition, l’évènement et sa doublure

L’exposition, l’évènement et sa doublure

Texte pour la publication Salon 1 éditée par Valérian Goalec pour le troisième chapitre de son exposition personnelle Jusqu’à l’envers à la galerie 22,48m2 (Paris), février 2022.

L’EXPOSITION, L’ÉVÉNEMENT ET SA DOUBLURE

« Et qu’ainsi il fait seulement semblant de faire seulement semblant », note 41, page 1349, L’Infinie Comédie de David Foster Wallace [1].

Connu pour son développement abondant de notes de bas de pages, l’auteur donne à celles-ci une importance telle que certaines courent sur des pages entières. Plus qu’une extension de la narration ou son commentaire, elles prolifèrent comme doublure du roman.

« Faire seulement semblant » c’est jouer la comédie dans une société du spectacle qui a déjà tout conquis. « Faire seulement semblant de faire seulement semblant » c’est jouer à l’infinie comédie, feindre l’apparence d’une action déjà trompeuse qui révèle son propre leurre et c’est quelque part incarner sa propre supercherie, ou sa doublure.

BOOTH PLANNER

Cette note de David Foster Wallace pourrait faire l’analogie avec « Jusqu’à l’envers », exposition en trois chapitres de Valérian Goalec présentée à la galerie 22,48m2. Les matériaux, les formes et les fonctionnalités propres à l’évènementiel de l’art y sont empruntés et détournés, presque fétichisés à travers l’exposition même.

Comme sa doublure, l’exposition d’exposition ou la mise en abîme de ses espaces suggère une certaine affinité à la substitution. Dans son vocabulaire, cela passe par une standardisation formelle et la mise en scène d’un espace de l’hyper contrôle.

Le cinéma n’a d’ailleurs jamais mieux illustré cet aspect que dans l’idéal moderne de Jacques Tati avec Playtime (1967). Les décors cubiques et vitrés — les bureaux, l’appartement, l’aéroport ou encore l’exposition internationale des arts ménagers — n’en finissent plus de s’emboiter dans une chorégraphie filmique. La transparence omniprésente des espaces se montre aussi absurde que opaque au personnage principal Monsieur Hulot qui déambule d’un univers contrôlé, normé et régulé à un autre.

En ce sens, les faux plafonds, les cimaises temporaires, les poignées de portes factices et les rideaux obstruant les surfaces visibles de celles à dissimuler permettraient d’envisager la question de l’art même comme générateur de formes.

POTENTIELS DIÉGÉTIQUES DE L’EXPOSITION

Pour évoquer les formes que l’exposition peut elle-même produire dans l’espace, l’œuvre de Philippe Parreno est sans pareil. En 1995, au Consortium de Dijon se joue « Snow Dancing ». Une fête s’est déroulée la veille du vernissage et fait écho à une conversation préexistante entre Philippe Parreno, Liam Gillick et Jack Wendler publiée en 1994 sous forme de récitscénario qui décrit un événement se tenant dans le même lieu [2]. Chaque action et objet intègre l’exposition comme souvenir, trace, et indice d’une mise en scène de l’événement social passé, comme son architecture [3]. Ainsi, chaque forme et situation manifestent dans les salles d’exposition une projection du scénario (jamais filmé) et de la fête décrite [4]. Excédant sa temporalité,

« Snow Dancing » existe par son texte, son souvenir et sa manifestation médiatique dans un déroulement basculé: d’abord le texte, puis l’événement et enfin l’exposition [5]. Littéralement solubles, les strates de réalités et l’atmosphère du scénario — la fiction, composent autant l’événement que son propre commentaire. Et si nous n’avons pas été convié à la fête, son absence comme indice de sa présence en creux, hante et rassemble par l’expérience de l’espace et sa dissolution dans le réel.

Cette exposition pourrait fonctionner sur un mode diégétique, tel que celui-ci est définit au cinéma par Étienne Souriau, sous la forme de monde « supposé ou proposé par la fiction du film » [6]. Ce mode apposé au médium de l’exposition serait l’outil pour invoquer le monde, le langage et les formes produites par l’exposition comme son propre niveau de réalité. En simulant l’événement comme espace de projection, l’exposition étire ainsi sa temporalité.

Mais nous n’auront pas toujours la certitude quant à l’existence de l’événement déjà passé ou encore à venir, seule l’expérience dans l’espace de ses formes nous placera en tant que spectateur dans ce qui s’apparente à sa doublure.

AIR-SHOW

En 1966, le collectif Art & Language (Terry Atkinson et Michael Baldwin) propose the « Air-Conditioning Show » au Château de Montsoreau, musée d’art contemporain. D’abord oeuvre textuelle composée d’écrits et de croquis en 1966 puis l’objet d’une exposition en 1967. L’exposition se déroule dans une salle déserte avec pour unique élément le système de régulation thermique du musée ainsi que dix feuilles épinglées au mur avec des informations techniques [7].

Si l’air pouvait prétendre au statut d’art comme sculpture potentielle, le spectateur était avant tout invité à s’interroger sur l’institution et plus précisément ses espaces d’exposition et les formes produites par son architecture. Si bien que l’absence ne serait plus le subterfuge d’une présence mais provoquerait un effet miroir sur le regardeur dont l’oeil ne pouvait s’échapper dans aucune contemplation si ce n’est celle de l’espace vide, rendu visible. L’institution même devient dès lors l’objet de l’exposition, climatiseur compris.

L’EXPOSITION, L’ÉVÉNEMENTET SA DOUBLURE

Et si à la manière d’un appartement témoin, l’espace d’exposition faisait seulement semblant d’être un espace d’exposition? N’est-ce pas justement la nature de l’évènementiel que d’habiter l’espace par d’autres espaces, fragmentant sa continuité, pour le rythmer et le remplir?

Le terme de doublure au cinéma — pour les scènes de nu — se traduit en anglais par Body Double, ce qui fait également référence au film éponyme de Brian de Palma de 1984. Sans en révéler l’intrigue, le film enchaîne les mises en abîme où la fiction se double en permanence d’un discours sur le cinéma. À l’écran les artifices apparaissent comme autant de mensonges qu’il y a d’images [8] et donnent à voir une idée de la manipulation inhérente au médium cinématographique.

À son commencement, le paysage n’est plus qu’une image dans le décor d’un studio sur lequel défile le générique, les petits rôles à la chaine reflètent la réalité du métier d’acteur tandis que les doublures créent l’illusion à l’écran du corps parfait. Tout n’est alors qu’affaire de dupe pour paraître semblable et cela à chaque strate visuelle et narrative de Body Double. Les faux-semblants prennent une telle importance que le personnage principal Jack Scully — qui lui même oscille entre son rôle d’acteur et son rôle de spectateur — autant que le spectateur est épris de doutes et se retrouve pris au piège de la boucle induite par le réalisateur aux manettes. Si le double devient un outil de réflexion sur le cinéma et sur la vérité cachée dans chaque scène [9] (poussé jusqu’à rejouer des scènes déjà préexistantes dans le cinéma d’Hitchcock, notamment la scène de la douche de Psychose), la doublure est la condition sine qua none du cinéma et de sa fabrication.

« JUNKSPACE IS THE BODY DOUBLE OF SPACE (…) » – REM KOOLHAAS.

Dans son article manifeste publié dans le magazine October [10], Rem Koolhaas décrit les symptômes qui découlent de l’architecture moderne comme Junkspace, devenu le cœur de l’architecture postmoderne. Le Junkspace prolifère et se matérialise comme doublure de l’architecture, sous forme d’espaces impersonnels, à l’ordre préfabriqué et d’où le design s’est échappé. Le Junskpace est un espace en continu, en expansion dont « les murs ont cessé d’exister » au profit d’intérieurs simulés où « la transparence vous révèle tout, mais elle vous tient à l’écart » et rejoint la fiction de Playtime.

En créant des espaces fantasmés pour investir le vide, les éléments de décor de l’événementiel — de l’art ne font plus image mais espace. Tout aussi protocolaire la doublure ou son « body double », tend vers un espace où sa propre désincarnation est exposée. L’espace de l’évènementiel est quant à lui le lieu de toutes les réalités synthétiques. Son envers dévoile les mécanismes de l’intérieur et laisse s’installer le doute, non pas de là où nous nous trouvons mais du moment dans lequel nous nous situons. Ce « body double » suggère dès lors la projection d’un événement latent. L’aberration de l’événement devient l’aberration de l’exposition.

L’ENNUI SANS ÉVÉNEMENT

Je me suis souvent demandée ce que faisaient les expositions quand elles attendaient. Si pendant cette latence, elles attendaient patiemment le contexte de l’événement pour exister. L’événement est par essence temporaire et son ennui symptomatique de son et de ses attentes. Puisqu’il induit un engagement de notre part, si ses promesses sont balayées ou déceptives, l’expérience pourrait se révéler ennuyeuse. Mais est-ce que les expositions s’ennuient de nous, de notre regard?

Fiona Vilmer, janvier 2021

NOTES

[1]. David Foster Wallace, L’infinie Comédie, Éditions de l’olivier, 2015.

[2]. Le temps de lecture du texte et la durée de l’événement sont similaires, environ 1h30.

[3]. « Team Spirit », conversation entre Philippe Parreno et Tom Morton publiée dans Freeze Magazine, numéro 81, mars 2004.

[4]. À ce propos, dans l’article « On Snow Dancing », Ina Blom développe un point de vue sur le design et sa relation avec l’événement dans l’oeuvre de Philippe Parreno. Article à lire ici.

[5]. L’article de Laura Jaumouillé, Philippe Parreno au Centre Pompidou explicite le processus de renversement de temporalité particulier à « Snow Dancing ». Article à consulter sur 02.

[6]. Étienne Souriau, « La structure de l’univers filmique et le vocabulaire de la filmologie », Revue internationale de filmologie, numéros 7-8, 1951, page 237.

[7]. Study for the Air-Conditioning Show; Three Vocabularies for the Air Show; Remarks on Air-Conditioning ; Frameworks Air-Conditioning.

[8]. Là où Jean-Luc Godard déclare que « Le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde», Brian de Palma reprend « Le cinéma c’est le mensonge vingt-quatre fois par seconde » dans l’entretien mené par Cédric Anger dans le n°546 des Cahiers du cinéma, mai 2000, page 43.

[9]. Stéphane Delorme, « A maintes reprises », Cahiers du cinéma, numéro 529, novembre 1998, page 31.

[10]. Rem Koolhaas, « Junkspace », OCTOBER 100, Spring 2002, pp. 175-190.

L’exposition, l’évènement et sa doublure
L’exposition, l’évènement et sa doublure